Femmes en Noir ou l’art de la protestation

Juillet 2011. Je suis chez moi assise tranquillement à siroter une boisson rafraîchissante et à lire « Causette », mon magazine préféré. Après avoir lu un article sur le football chez les SDF, je suis confrontée à une photo qui m’ interpelle. Un sentiment de déjà vu. Cette photo présente une femme, seule, vêtue de noir montrant un calicot sur lequel on peut lire « Murder is a crime. What’s war? ». Ce calicot est signé Women in Black.

Dans le cadre de mon mémoire de fin d’études [1], je me suis intéressée au groupe de femmes Women in Black. Depuis, six années se sont écoulées et je n’ai malheureusement plus eu l’occasion de me replonger dans ce sujet. Aussi, voir cette photo dans un magazine destiné aux femmes non militantes, aux femmes de ma génération, magazine tiré à plus de 40 000 exemplaires, m’a remplie d’espoir. Les femmes militant pour un monde plus juste peuvent aussi être vues et entendues.

Mais, qui sont ces « Women in Black », ces « Femmes en Noir ». En 2006, lorsque j’ai écrit mon mémoire, il était difficile de trouver des informations sur ce mouvement car peu d’études avaient été réalisées sur le sujet.  Les informations, tant scientifiques que journalistiques, concernant les femmes sont très souvent orientées sur leur statut de victime et de « minorité » dans la société. Il n’a été mené que très peu d’études dont le but est de montrer que les femmes peuvent elles aussi avoir un pouvoir de décision pour changer l’état des choses.

Le mouvement des Femmes en noir est né en Israël lors de l’Intifada de 1987. La première nuit des affrontements, des hommes et des femmes de gauche se sont retrouvés en se demandant comment ils pouvaient mettre en scène leur opposition à l’occupation israélienne. S’inspirant des mères de la place de Mai en Argentine, ils décident de se rassembler sous la forme d’une vigie, habillés de noir. Au début ils n’étaient que sept (deux hommes et cinq femmes), mais petit à petit ils sont devenus de plus en plus nombreux et la nouvelle de ce nouveau rassemblement s’est répandue comme une traînée de poudre.  Finalement d’un groupe mixte, ce rassemblement est devenu entièrement féminin.

D’une manière assez graduelle, le mouvement des Femmes en Noir, initialement israélien, est devenu international. D’abord ce furent les Italiennes qui reprirent ce mode opératoire à leur compte, créant les « Donne in Nero ». Avec le début de la guerre en Yougoslavie, ce fut le tour des femmes de Belgrade de se dresser contre la guerre. De ces trois lieux de protestation s’est répandu un mouvement international présent aujourd’hui dans plus de 30 pays.

Ce mouvement des Femmes en Noir est donc un rassemblement de femmes pacifistes luttant activement contre les injustices, la guerre, le militarisme et toutes formes de violence.

Leur façon de manifester est très caractéristique et ressemble d’une certaine manière à une prouesse artistique. Certains l’appelleraient une performance, d’autres une mise en scène. Mais quoi qu’il en soit cette façon de protester ne peut passer inaperçue.

Elles veillent debout, habillées de noir, car le noir représente la violence en tout genre, autant physique que symbolique. « Nous portons le noir parce que nous exprimons notre deuil pour toutes les victimes de cette guerre et d’autres guerres, ces femmes et ces hommes que nous connaissons et ceux que nous ne connaissons pas. Nous sommes en noir parce que cette guerre a détruit des êtres humains et la nature, parce qu’elle a détruit les liens entre les gens, parce qu’elle a détruit les valeurs positives » (Extrait d’un tract des Femmes en Noir de Belgrade).

Elles veillent en silence, d’abord parce que le silence est le sort de beaucoup d’individus vivant en temps de guerre, de répression et de violence. Et ensuite parce que le silence montre leur volonté de ne pas exprimer des paroles vides de sens et par conséquent de ne pas agir comme le font les dirigeants des pays belligérants.

Malgré le côté informel et non hiérarchique de leur organisation, elles sont unies et organisées et ont  des dénominateurs communs qui les rassemblent.

  • Dans chaque pays où elles sont représentées, ces femmes manifestent sous forme de « vigies ». Ce terme vient du mot latin vigilare et signifie « veiller ».
  • Mais parfois leurs protestations peuvent prendre d’autres formes afin d’avoir un plus large champ d’action et des résultats plus importants.
  • Ensuite, pour se définir Femmes en Noir, il faut que le groupe proteste contre la politique de son propre gouvernement.
  • Finalement, afin de se soutenir et de s’encourager, elles se sont organisées autour d’un site internet www.womeninblack.org sur lequel il est possible de trouver de nombreuses informations intéressantes à propos des actions entreprises par ces femmes dans plusieurs pays. Effectivement, chaque pays, chaque culture a sa particularité propre, a sa problématique unique. Ces femmes expérimentent donc la réalité et ses conséquences de manière spécifique. Internet permet ici, comme dans beaucoup d’autre cas de militantisme, de pouvoir communiquer et de s’encourager les unes les autres. Savoir que nous ne sommes pas seules au monde à protester est un encouragement en soi.  Dernièrement nous avons vu des révolutions se déclencher sur de simples « tweet »[2]. Des centaines de milliers de personnes se sont encouragées à se dresser contre leur gouvernement. Elles ont réussi à faire ce qu’elles n’avaient jamais osé faire : protester. Les Femmes en Noir du monde entier se rencontrent donc virtuellement et trouvent dans internet un refuge grâce auquel elles peuvent communiquer, s’encourager et s’informer.

Cynthia Cockburn dans son livre « From where we stand. War, women’s activism & feminist analysis »[3], s’est intéressée au ressenti des femmes lors des vigies. Pour beaucoup d’entre elles, le simple fait de se trouver dans un espace public et d’exprimer exactement qui elles sont et ce qu’elles font (« Femmes contre la guerre ») est une source de satisfaction. De plus, pour certaines d’entre elles, cette forme de protestation, silencieuse et statique, peut être une sorte de pratique spirituelle, tandis que pour d’autres cela représente un poids lourd, comme quelque chose qu’elles doivent faire. Cockburn a recueilli le propos d’une femme italienne (traduction de l’anglais au français non officielle): « Je ressens le manque de connexion avec le public. C’est comme si nous venions de mondes différents. Cela me paraît donc évident de la distance qui nous sépare de la majorité et j’en souffre. ».

Protester contre son propre gouvernement peut amener à des situations dangereuses surtout lorsqu’il s’agit d’une nation en guerre ou d’un pays en proie à un violent nationalisme. Cette manière de protester demande donc  beaucoup de courage car se tenir droites, en silence, habillées en noir sur une place publique en pleine heure d’affluence, entourées d’hommes en armes, les expose dangereusement et les fragilise. Mais il ressort de l’étude de Cynthia Cockburn que la satisfaction de pouvoir dire les choses et de les exprimer est plus importante que le manque de sécurité.

Tout militantisme demande du courage car d’une certaine manière nous nous mettons à nu devant une masse uniforme. Il est plus facile de rester chez soi à regarder le monde évoluer sans nous que d’y participer. Il me semble que pour les femmes l’exercice est d’autant plus difficile puisqu’elles ont toujours été confinées dans l’espace intérieur et dans un monde de silence. Les femmes, qui constituent pourtant bien la moitié du monde, ont longtemps été oubliées dans la gestion des conflits armés. Malgré leur statut de victimes, elles n’ont pas de place dans les prises de décision qui accompagnent la prévention ou la résolution des conflits.  Ceci a heureusement tendance à changer et un retournement dans les prises de conscience commence à s’opérer. Au sein des Nations Unies, la résolution 1325 du Conseil de Sécurité fournit un cadre pour une réponse internationale sur l’intégration et la prise en compte des femmes dans les résolutions de conflits armés. Il y est écrit:

« Réaffirmant le rôle important que les femmes jouent dans la prévention et le règlement des conflits et la consolidation de la paix et soulignant qu’il importe qu’elles participent sur un pied d’égalité à tous les efforts visant à maintenir et à promouvoir la paix et la sécurité et qu’elles y soient pleinement associées, et qu’il convient de les faire participer davantage aux décisions prises en vue de la prévention et du règlement des différends. »[4]

Comme femmes nous avons un potentiel qu’il est important de développer. Que cela soit dans notre travail, dans notre famille ou dans le monde qui nous entoure, nous avons le droit de nous exprimer. Ce n’est pas une obligation, mais un droit. Pour celles qui se sont battues afin de nous donner une voix, mais aussi pour toutes celles qui aujourd’hui encore militent pour que nous soyons entendues en tant qu’actrices d’un monde en paix. Les Femmes en Noir, par leur action, sont un exemple pour toutes celles qui veulent agir.

 Danaé List



[1] Les femmes en noir, une conjonction du féminisme et du pacifisme, mémoire en sociologie, ULB.

[2] Un tweet est un message de 140 caractères maximum posté sur le réseau social tweeter

[3] COCKBURN C., From where we stand. War, women’s activism & feminist analysis, Zed Books, London, 2007

[4] S/RES/1325 (2000)

« Et maintenant on va où? » Nadine Labaki

 

La réalisatrice de Caramel signe une fable drôle et grave, à caractère universel, sur la nécessité de rompre le cycle infernal des guerres et le cortège de malheurs que doivent toujours endurer mères, femmes, fiancées et soeurs.

Soudain, à bout d’arguments, Amal, la bistrotière explose, séparant les hommes du village qui en viennent aux mains. Dressés les uns contre les autres, au nom d’obscures querelles religieuses qui semblent opposer, de toute éternité, chrétiens et musulmans: Faut-il toujours vous pleurer? Devrons-nous toujours être habillées en noir? Avant de les expulser tous , manu militari, et d’offrir le refuge de ses bras aimants à son fils, un bout de chou, haut comme trois pommes, qui la regarde, étonné. Amal est veuve, comme tant de femmes dans cette contrée du Moyen-Orient, qui ressemble au Liban sans que ce pays ne soit jamais situé avec précision. La réalisatrice a préféré opter pour un conte à valeur universelle, à partir d’un constat accablant: les hommes se battent, font la guerre; les mères, épouses, fiancées et soeurs se retrouvent, sous le poids de la peine, courbées au-dessus des tombes, chargées d’assurer la continuité et la survie de leur communauté. Elles processionnent, seules ou en groupe, vers des cimetières, là encore séparés selon les confessions. Au nom du même Dieu. Comment venir à bout de cette tragique fatalité?

Fatiguées d’être condamnées à ce funeste sort, elles décident de se révolter contre les querelles au sang chaud, toujours prêt à s’embraser à la moindre étincelle, à jeter de l’huile sur le feu de leurs différends qui se transmettent de génération en génération. C’est ce cycle dramatique, cette roue infernale, qu’elles ont décidé de rompre. A défaut de force, elles se servent de la ruse, multipliant les stratagèmes pour détourner les hommes de leurs sinistres penchants et montrer le ridicule de leurs postures guerrières, la laideur aussi de leurs attitudes. Elles iront même jusqu’à payer une troupe de danseuse du ventre pour calmer les ardeurs querelleuses des mâles dans un pays où la pudeur est élevée au rang de dogme.

Sur un sujet dont le registre appelle la gravité, la réalisatrice libanaise de Caramel (2007), qui joue le rôle de la séduisante bistrotière, réussit à nous embarquer dans une parabole légère et drôle, sur un fond de tragédie dont les enfants sont les victimes collatérales. Nadine Labaki installe la vie quotidienne et pittoresque d’un village, avec des saynètes savoureuses et touchantes, le temps pour le spectateur de s’attacher aux personnages. Puis elle enchaîne avec des ruptures imperceptibles de registre et nous entraine dans sa réflexion, alternant subtilement le drame et la comédie, la musique et les pleurs, les rêves d’amours innassouvis, les tentatives de ocnciliation du prêtre et du cheikh, jouant avec habilité des symboles religieux. Avec des trouvailles dans l’écriture et les situations qui enchantent.

Le titre du film en forme de question ne peut se comprendre véritablement qu’à la dernière scène, bouleversante de simplicité, magnifique idée scénaristique,  superbement traitée, point d’orgue d’une oeuvre profonde, traitée avec la délicatesse de l’humour qui touche en plein coeur. Rires et larmes mêlés.

Par Jean-Claude Raspiengeas in La Croix, 14 septembre 2011.