« La chambre de Damien » de Jasna Krajinovic

Slovénie, les années 2000. Damien a vingt ans au moment où Jasna Krajinovic tourne son film documentaire. Il sort de prison où il a passé plus de cinq ans pour avoir battu à mort un sdf, un soir de beuverie avec des compagnons d’errance. Damien raconte son enfance, sa relation avec sa mère, la dépendance à la drogue du père qui a fini par le tuer, son éducation par ses grands-parents, pleins d’affection… et d’incompréhension.

Il revient sur cette fameuse soirée, la rage d’une vie d’adolescent frustre et frustré surgie des brumes du cannabis et de l’alcool et qui s’exprime en tuant. Il raconte à la caméra de Jasna Krajinovic la colère sans nom, le vide de sa propre vie d’enfant du monde ouvrier tel qu’il est devenu dans l’ex-Yougoslavie. Ponctué d’images en noir et blanc, le film montre l’enfermement de la prison auquel répond, comme un écho glacé, l’enfermement du dehors.

Car la vie hors les murs que Damien et ses camarades de cellules espèrent s’avère tout autant un espace d’enfermement, le lieu d’une vie sans perspective pour les jeunes des milieux populaires. À l’enfermement carcéral répond cette vie de misère matérielle, mais aussi morale et affective du dehors. Au delà des mots, Jasna Krajinovic parvient à capter la conscience qu’a Damien de cette ambivalence du « dehors enfermé ». Sans augurer de solution que la réalité n’apporte pas, aucune révolte sociale à l’horizon ne permet d’espérer d’autres lendemains.
Le film s’achève pourtant sur une ouverture : Damien n’est pas brisé.

Article de Samia Beziou

« Et maintenant on va où ? »

Film Nadine Labaki

Le film ne sera sans doute plus à l’affiche lorsque vous lirez ces lignes mais sera disponible en DVD.
Nadine Labaki, qui s’était déjà taillé un joli succès avec « Caramel », signe avec ce nouveau film une fable drôle et universelle sur la nécessité de rompre le cycle infernal des guerres et le cortège de malheurs que doivent endurer les femmes. La réalisatrice libanaise, sur fond de tragédie, montre tous les stratagèmes dont vont user les femmes pour détourner leurs hommes de leur sinistre penchant à la violence…

L’autre face de Viva Caporetto

Patriotisme et pacifisme chez Malaparte

Viva CaporettoC’est en 2012 que ce pamphlet du romancier italien Malaparte est enfin devenu accessible au public francophone. Petit livre maudit rédigé pendant l’hiver 1918-1919 (à Saint-Hubert, dans nos Ardennes !) par un tout jeune homme qui a participé héroïquement comme volontaire à la Première Guerre mondiale. Blessé, gazé, décoré… mais pas dupe, il décrit, sans concessions à la propagande patriotique, un épisode marquant de la participation italienne à la Grande Guerre.
Le 24 octobre 1917, face à une attaque autrichienne très bien préparée, la Deuxième Armée italienne subit ce qui est officiellement une cuisante défaite : 30.000 tués, 300.000 prisonniers, 400.000 hommes qui jettent leurs armes.
Malaparte (qui aura par la suite un parcours politique très sinueux) nous décrit ce moment de honte de l’Italie officielle comme la révolte des fantassins, ce qui est évidemment très différent.

Pour apprécier ce livre, dérangeant pour la rhétorique patriotique et qui fut interdit dès sa parution, il faut faire l’impasse sur le premier et les deux derniers chapitres, ajoutés fin 1920, gorgés d’emphase et illisibles aujourd’hui. Mais dès la fin du deuxième chapitre on entre au cœur de cette description exceptionnelle.
Malaparte voit dans la Première Guerre mondiale une situation encore inédite jusque-là (et qui n’est plus d’actualité aujourd’hui). La société bourgeoise et capitaliste d’Europe fait exceptionnellement appel au peuple tout entier pour venir à son secours. Elle arme les masses alors que jusque-là les guerres avaient surtout (sauf en période révolutionnaire) été menées par les armées professionnelles. Le prolétariat, généralement expulsé des luttes internationales et chœur muet des négociations et congrès, est donc armé. Ces masses, venues des campagnes et des usines, forment les fantassins parmi lesquels combat Malaparte et dont il témoigne des souffrances. Continue reading

Dôna Juana

Depuis la nuit et le brouillard: femmes dans les prisons franquistes.

Juana Dôna, résistante communiste, est la dernière femme condamnée à mort en Espagne et qui a passé 20 années en prison. Dans cet ouvrage, elle décrit le terrible quotidien dans les prisons franquistes qu’ont subi des milliers de femmes, hommes et enfants.

Dôna Juana, Depuis la nuit et le brouillard: femmes dans les prisons franquistes, Aden, collection Passe-mémoire, 2009.

Stéphane Hessel

Indignez-vous de Stéphane Hessel *

Cet ouvrage de 23 pages, rédigé par Stéphane Hessel, a connu un succès retentissant. Depuis octobre 2010, il a été tiré à plus de 1 700 000 exemplaires et traduit dans plusieurs langues. S. Hessel, résistant anti-nazi, diplomate français, est toujours engagé à 93 ans pour les droits des roms, des sans papiers, du peuple palestinien. Il est le dernier co-rédacteur vivant de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. Dans son pamphlet, il évoque les pistes pour mettre un terme au néolibéralisme et au manque de respect pour la planète. Il prône la mise en commun de nos indignations afin de contrer l’indifférence véhiculée par les médias devant le spectacle de la banalisation des guerres, de la misère, des inégalités sociales et de la dictature des marchés financiers,…

Après ce succès planétaire, il publie en mars 2011 « Engagez-vous » **, un ouvrage d’une centaine de pages qui représente pour lui « un appel aux jeunes générations à se révolter et à s’engager ».

* Editions Indigène, Collection Ceux qui marchent contre le vent, octobre 2010.
** Editions de l'Aube, mars 2011.

« Et maintenant on va où? » Nadine Labaki

 

La réalisatrice de Caramel signe une fable drôle et grave, à caractère universel, sur la nécessité de rompre le cycle infernal des guerres et le cortège de malheurs que doivent toujours endurer mères, femmes, fiancées et soeurs.

Soudain, à bout d’arguments, Amal, la bistrotière explose, séparant les hommes du village qui en viennent aux mains. Dressés les uns contre les autres, au nom d’obscures querelles religieuses qui semblent opposer, de toute éternité, chrétiens et musulmans: Faut-il toujours vous pleurer? Devrons-nous toujours être habillées en noir? Avant de les expulser tous , manu militari, et d’offrir le refuge de ses bras aimants à son fils, un bout de chou, haut comme trois pommes, qui la regarde, étonné. Amal est veuve, comme tant de femmes dans cette contrée du Moyen-Orient, qui ressemble au Liban sans que ce pays ne soit jamais situé avec précision. La réalisatrice a préféré opter pour un conte à valeur universelle, à partir d’un constat accablant: les hommes se battent, font la guerre; les mères, épouses, fiancées et soeurs se retrouvent, sous le poids de la peine, courbées au-dessus des tombes, chargées d’assurer la continuité et la survie de leur communauté. Elles processionnent, seules ou en groupe, vers des cimetières, là encore séparés selon les confessions. Au nom du même Dieu. Comment venir à bout de cette tragique fatalité?

Fatiguées d’être condamnées à ce funeste sort, elles décident de se révolter contre les querelles au sang chaud, toujours prêt à s’embraser à la moindre étincelle, à jeter de l’huile sur le feu de leurs différends qui se transmettent de génération en génération. C’est ce cycle dramatique, cette roue infernale, qu’elles ont décidé de rompre. A défaut de force, elles se servent de la ruse, multipliant les stratagèmes pour détourner les hommes de leurs sinistres penchants et montrer le ridicule de leurs postures guerrières, la laideur aussi de leurs attitudes. Elles iront même jusqu’à payer une troupe de danseuse du ventre pour calmer les ardeurs querelleuses des mâles dans un pays où la pudeur est élevée au rang de dogme.

Sur un sujet dont le registre appelle la gravité, la réalisatrice libanaise de Caramel (2007), qui joue le rôle de la séduisante bistrotière, réussit à nous embarquer dans une parabole légère et drôle, sur un fond de tragédie dont les enfants sont les victimes collatérales. Nadine Labaki installe la vie quotidienne et pittoresque d’un village, avec des saynètes savoureuses et touchantes, le temps pour le spectateur de s’attacher aux personnages. Puis elle enchaîne avec des ruptures imperceptibles de registre et nous entraine dans sa réflexion, alternant subtilement le drame et la comédie, la musique et les pleurs, les rêves d’amours innassouvis, les tentatives de ocnciliation du prêtre et du cheikh, jouant avec habilité des symboles religieux. Avec des trouvailles dans l’écriture et les situations qui enchantent.

Le titre du film en forme de question ne peut se comprendre véritablement qu’à la dernière scène, bouleversante de simplicité, magnifique idée scénaristique,  superbement traitée, point d’orgue d’une oeuvre profonde, traitée avec la délicatesse de l’humour qui touche en plein coeur. Rires et larmes mêlés.

Par Jean-Claude Raspiengeas in La Croix, 14 septembre 2011.